Le fleuve & l'or

Le Chemin

C’est à ce moment précis, au moment où l’avion ramassait toutes ses forces pour s’élancer, vrombissant et s’époumonant sur la piste de décollage, que la sensation l’a traversée pour la première fois. La sensation que, peut-être, le Chemin n’existait pas. Et n’avait jamais existé. Que ce Chemin, si ridiculement petit par rapport à l’immensité de l’horizon qu’elle apercevait à travers le hublot, n’avait été qu’un songe. Que ce Chemin frêle bordé de mûres sauvages, où régnait la lenteur et le silence, traversé de quelques villages endormis aux volets clos, ne pouvait exister dans ce monde moderne aux mille lumières, vautré dans son vacarme assourdissant. Non, se disait-elle à mesure que l’avion prenait de la vitesse, la réalité du Chemin n’allait pas survivre longtemps en elle si elle n’y prenait pas garde. Si elle n’entretenait pas avec soin le moindre souvenir, si elle ne déliait pas, un par un et avec patience, les fils brillants qu’il avait fait surgir. Ce n’était pas seulement en écrivant qu’elle y parviendrait. Car tout était si confus encore, si emmêlé dans son esprit. Ecrire, mais quoi !

Plus tard, elle ne le savait pas encore, c’est par une sorte de vide que le Chemin se rappellerait à elle. Une absence à soi-même, un creux, comme un petit détachement. Elle se souviendrait des tons ocres des champs de tournesols. Des vêtements qui collent à la peau dans la chaleur sourde. Et de l’infinie simplicité de la relation qu’elle entretenait alors avec le monde.

Sur le Chemin, la vie est réduite à l’essentiel. A quelques plaintes du corps, nues, basiques – Chaleur, Douleur, Sommeil, Faim, Soif, Fatigue. La roue de ces sensations tourne sans cesse, de telle sorte que chacune connaît son heure de gloire, dominant et parfois effaçant toutes les autres. Douleur est très présente, et se déplace au sein d’un petit périmètre compris entre le genou gauche et l’extrémité de l’orteil gauche. Très arrogante au début, bataillant ferme pour maintenir sa position en tête du peloton, elle se laisse progressivement dominer et cède du terrain, non sans quelques rebuffades régulières. Chaleur la suit de près, implacable dès dix heures du matin, figeant tout, herbe, vent, hommes, montagnes. Sous sa pression, surtout au milieu de l’après-midi quand plus rien ne frémit, quand les éléments se taisent (semblables aux chandeliers et aux horloges d’une maison fantastique qui, immobiles derrières de lourdes tentures, attendent la nuit tombée pour s’animer et mener leurs folles sarabandes), il vient au pèlerin d’étranges visions. La terre se transforme en désert, des bottes de foin aperçues de loin prennent des airs de cascades merveilleuses, et les feuilles d’oliviers scintillent dans le ciel bleu comme des petits cailloux colorés dans le lit d’une rivière. Là-dessus, Fatigue vient ajouter son grain de sel. Elle s’affale de tout son long sur le pèlerin-bagnard, qui n’a même plus la force d’éloigner les mouches qui dansent autour de lui et viennent parfois, insolemment, se poser sur une joue.

C’est dans tout cela, au cœur de ce délabrement fatal, que l’esprit se perd. Il se perd, par petits bouts d’abord, puis par lambeaux entiers, qui s’accrochent aux ronces, volettent au milieu des vignes, puis se laissent emporter vers le ciel. C’est la grande paix de l’âme, le vrai repos de la conscience. Et chaque aventure née sur la route prend alors un relief nouveau, comme une tache de couleur vive jetée sur une toile vierge. Un troupeau de moutons, croisé dans la lumière rousse du matin, ou une tomate juteuse offerte par un villageois, jaillissent comme de petits motifs, ravissants et légers, qui viennent se détacher avec netteté sur le fond limpide des journées. N’était-ce pas tout simplement cela qu’elle voulait retenir à tout prix ?

Le goût d’une tomate dans la lumière rousse d’un matin d’août.