Le coureur est seul ; seul avec sa pensée libre qui va, vient, et revient toujours se fixer sur la souffrance nue.
Rien ne vient le distraire durablement, rien ne lui épargne la conscience aiguë de cette fatigue dans les jambes et de cette chaleur qui brûle. Aucun échappatoire ; courir, c’est faire face.
Alors le coureur pense à l’énergie qui est en lui, et que chaque foulée libère; il pense au travail souple de ses muscles qui se tendent et se distendent avec régularité sous sa peau ; il se concentre sur son ventre et ses hanches, où il a instinctivement installé la source de son énergie et sur lequel il prend appui à chaque expiration. Il ressent l’amplitude et la puissance qu’il s’efforce de donner à chacun de ses gestes. Il pense à la souplesse de ses épaules et de ses bras, synchronisés avec l’élan de ses jambes, et à ce mouvement continu de balancier qui l’ancre profondément dans la terre puis l’en détache d’un coup. Il se glisse furtivement dans la peau de cette vieille dame assise sur un banc, qui n’aura jamais plus les forces de s’élancer, et il sent sa jeunesse battre plus fort en lui.
Ainsi concentré sur les mouvements minutieux de son corps et attentif à chacune de ses sensations, le coureur libère son esprit et n’a bientôt plus conscience que de la tension qui le traverse et du rythme régulier de sa progression. Peu à peu, son mental largue les amarres et son corps, lancé en roue libre, continue d’avancer, sans plainte et sans bruit. Il augmente alors sa vitesse, sans que ses muscles ne protestent. Et plus rien ne l’arrête tant que perdure cet instant de grâce où la réalité, vidée de toute épaisseur, se limite à l’alternance répétitive et lancinante d’une expiration et d’une inspiration dans l’air frais du matin.