L’air vibre de manière inhabituelle cet après-midi. Chaque bourrasque de vent vient rabattre sur la façade de l’immeuble un son profond, répété, qui résonne quelques secondes avant de disparaître. Elle ouvre les fenêtres. Les pulsations lui parviennent plus clairement. Graves, saccadées. De la techno. Il n’y a pourtant aucun événement ni aucun festival prévu aujourd’hui près de chez elle. Mais le son est lourd et puissant. Il enfle au-dessus des arbres, s’empare agressivement des maisons bourgeoises qui s’assoupissaient dans la torpeur orageuse de juin, se cogne contre les murs, repart nerveusement. Quelque secondes de répit, puis il revient à l’assaut, énergique, animé d’une intensité nouvelle.
Elle aussi se sent nerveuse. Les pulsations résonnent dans ses oreilles et dans son ventre, une vague de fébrilité s’immisce en elle. Elle hésite un instant, fixe l’horizon, puis enfile des vêtements et cède au chant des sirènes.
Sur le chemin qui la mène au bois, elle croise plusieurs bandes de jeunes. Bière à la main, vêtements noirs, le pas rapide, agile. Comme eux, elle se dirige vers l’origine du son, un long cortège de camions qui serpente lentement à travers la forêt secouée de décibels. Une banderole, accrochée à un véhicule, revendique le droit à la fête libre : « FREE PARTY », écrit en lettres capitales noires, un peu dégoulinantes. Derrière chaque camion, une petite foule s’agite en rythme, excitée, joyeuse. Certains sont collés aux enceintes, qu’ils touchent avec les mains comme une idole. Tout en haut, tresses, cranes rasés, mèches roses, oranges, casquettes, bonnets, cheveux noir corbeaux ou blond platine. En bas, jeans troués, treillis, pantalons larges à poches. Au milieu, vestes en cuir, sweats, teeshirts larges, sacs à dos. Tout autour, la présence de forces de l’ordre donne à l’événement un petit goût de souffre.
Elle avance dans le bois, le long du cortège, un peu en retrait. Elle aimerait rejoindre les autres et sautiller elle aussi en cadence. Mais elle est seule. Et n’a de commun avec eux que son étrange attrait pour le rythme répétitif qui fait trembler les enceintes. Elle sent alors quelqu’un la percuter brutalement et la saisir fermement par l’épaule. Pas le temps de réagir. L’inconnu qui s’est précipité sur elle lui emboite le pas et l’entraine dans l’élan de sa course. « C’est dangereux de marcher toute seule dans les bois, surtout avec tous ces policiers autour. T’as pas peur ? ». Le ton de voix est énergique, joyeux, chaud, moqueur. Son bras toujours sur son épaule, il la maintient serrée tout contre lui. Elle continue à marcher, mais à l’intérieur elle se fige. Maintenant en effet, elle a peur. Mais elle répond qu’elle connait bien ces bois et qu’elle n’a ni peur de la police, ni de lui. Seulement du grand méchant loup, ça oui, s’il existe. Il rit et dessert son étreinte. Elle sent comme un décrochage. Il a dû comprendre, en une seconde, à sa voix, à sa façon de prononcer ces mots, qu’elle est une outsider. Qu’elle n’appartient pas à sa bande. Il fait encore quelques pas avec elle puis, sans rien dire, reprend brusquement son élan et disparait en courant de son champ de vision.
Elle décide de rester là, sur le bas-côté, à regarder le cortège qui continue d’avancer. Elle repense au squat et aux soirées trance. Incursions dans des sphères légèrement plus marginales et plus incontrôlables. Avec toujours, en toile de fond, l’énorme faille qu’ouvre la musique électronique, seule capable de réveiller sa part d’ombre, de puissance et de dureté.
Elle s’apprête à faire demi-tour, quand soudain le garçon réapparait, sorti d’un bond du néant, aussi magiquement que précédemment. Yeux pétillants et sourire malin. Cette fois, il lui fait face et elle peut mieux observer son visage. Il lui tend le bras, tel un gentilhomme : « Allez maintenant, laisse-moi t’emmener avec moi ». Il y a de la douceur et de la fermeté dans cette phrase. Ce n’est pas encore un ordre, pas tout à fait une proposition. Moment de flottement. Une scène lui revient à l’esprit. Aladin, juché sur son tapis volant, devant une Jasmine hésitante, qui sait d’avance tout ce que représente la main tendue de ce gentleman des rues au doux visage.
Mais elle est moins intrépide que Jasmine. Elle ne saisit pas le bras et explique qu’elle préfère s’arrêter là. Le garçon lui sourit encore et se laisse à nouveau entrainer par la foule, comme un poisson qui, d’un coup de nageoire précis, reprend sa place dans son ban argenté. Sait-il qu’elle aurait voulu le suivre ? Qu’elle aurait souhaité être celle qui n’a peur de rien ? Elle voudrait rembobiner le film. Maintenant laisse-moi t’emmener avec moi. Fais-moi confiance. Fais confiance à la vie. Viens.
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