Pensées

Enfance

13 janvier 2019

Le train filait à toute vitesse dans le noir, bolide un peu fou s’élançant vers son destin, précis, déterminé. De très haut dans le ciel, il ressemblait certainement à un petit serpent lumineux et dérisoire, un jouet pour enfant roulant du Nord au Sud, se frayant un chemin à travers lacs et montagnes, vaillamment.

Elle avait perdu depuis longtemps la notion du temps et de l’espace, seulement consciente de s’enfoncer toujours davantage dans l’obscurité. Elle ne pouvait plus affirmer avec certitude où elle se trouvait, ni même si elle évoluait encore sur terre, sous des profondeurs marines, ou dans l’immensité de la galaxie. Parfois, une étincelle lumineuse venait d’un coup reconstituer l’espace autour d’elle – un Père Noël, une guirlande ou un flocon de neige, coquetteries de Noël agrippées aux maisons solitaires, oasis de vie et de lumière au milieu du désert noir.

Elle se sentait bien. Son bien-être était tel qu’elle pouvait l’étirer à l’infini, en faire des nœuds, le quitter et y revenir sans inquiétude : il était toujours là. Elle avait l’impression, non pas de se déplacer dans l’espace, mais dans sa propre intériorité, vers sa vérité.

Elle lisait Just Kids, de Patti Smith. Dans l’enfance que racontait la chanteuse, elle reconnaissait un peu la sienne : amour immense des livres, rêvasseries sans fin, une imagination prolifique qui l’entrainait avec ses frères et sœurs dans des jeux épiques et d’innombrables pièces de théâtre – « c’était mon entrée dans la splendeur de l’imagination ».

Mais alors pourquoi Patti Smith était-elle devenue Patti Smith, et elle, rien du tout ? se demandait-elle, un peu sérieuse. Cette lecture lui en rappelait d’autres – Black Album, Sur la route – et ce temps où elle écoutait Neil Young et Cat Stevens, portait des pantalons pattes d’eph et rêvait de bohême.

Des années auparavant, c’était en voiture qu’ils descendaient à Nice, elle et son frère allongés tête-bêche sur la banquette arrière. Ils se battaient beaucoup pour la place, mais quand la bonne position était trouvée, c’était merveilleux. Elle rêvait un peu, hypnotisée par les lumières de l’autoroute, puis sombrait dans le sommeil, parfois réveillée au cœur de la nuit par le bruit des portières qui claquent et le silence soudain d’une station-service. Plus tard, la voiture avait cédé la place au train couchette, qu’elle vivait comme une aventure tout aussi palpitante. Juchée sur sa couchette – elle choisissait toujours celle du milieu – à laquelle on accédait par une échelle, elle imaginait avoir construit une cabane dans les arbres.

Cette année, rien ne serait vraiment comme avant. Sa grand-mère était partie rejoindre son grand-père et avec eux, le monde ancien avait définitivement disparu. Ce monde, auquel elle s’était désespérément accrochée, sous l’effet d’une sorte de nostalgie anticipée – elle avait longtemps insisté pour continuer à diner à la table des enfants et pour ouvrir ses cadeaux le 24 au soir, avec ceux qui croyaient encore au Père Noël.

Malgré tout, Nice était toujours Nice, et le voyage rituel s’accomplissait une fois encore. Un voyage qui sentait bon le sapin, les clémentines et le chapon farci, et avait la douceur de la mer en hiver.

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