Pensées

Roller coaster

26 avril 2020

Certaines décisions se prennent vite. D’autres non. Chez moi, la première catégorie est assez rare. D’ailleurs, j’essaie la plupart du temps d’éviter la décision. Le mot lui-même, terrifiant concentré sonore de décès et de scission, ne m’a jamais inspiré une grande confiance.

Comment ai-je pris celle-ci ? Autant que je m’en souvienne, il n’y a pas eu d’agitation vaine, pas de ruminations, aucun mille-feuille d’avis extérieurs agrégés, ni brusque saut dans le vide. Cette décision-là est entrée un jour sur la pointe des pieds, gracieuse et discrète. Je l’ai laissée faire, comme un enfant que l’on autorise à dessiner en silence dans la pièce où l’on travaille. Elle, d’une patience infinie, s’est donné le luxe du temps, ne m’obligeant à rien, ne me démontrant rien. Et c’est ainsi, naturellement et sans angoisse, presque sans m’en rendre compte, que ma vie a bifurqué.

Le 31 janvier 2020, j’ai quitté le 22ème étage de ma tour à la Défense. Mes pas se sont mêlés une dernière fois à ceux, pressés et papillonnants, de la foule de 18h s’échappant en grappes des grandes tours au vitres miroirs. J’ai réalisé, à cet instant-là, l’importance de ce qui s’amorçait. La liberté était là, devant moi, encore contractée et enroulée sur elle-même, mais déjà si intensément présente que je pouvais déjà en entrapercevoir les paysages accidentés, les gouffres vertigineux et les points culminants. Je pouvais sentir ma vie palpiter et changer imperceptiblement de volume, comme une veine soudain gonflée par un afflux de sang. Encore minuscule et presqu’invisible, un noyau venait de se former, brûlant et saturé d’énergie, comme l’univers à la veille du big bang.

J’abandonnais un monde sans incertitude, aussi lisse que ses tours élancées et qui m’avait choyée jusqu’à l’asphyxie. La vie y avait été douce et linéaire – le genre de celle qu’on a du mal à quitter parce qu’elle endort tout, hargne, peur, jalousie, instinct de survie, ambition. Une vie de guerrier en temps de paix.

Et puis un jour, des voix secrètes avaient murmuré, et des rêves nouveaux étaient venus. Mon imaginaire s’était peuplé de femmes libres et créatives, bohêmes et excentriques. Au diable la femme d’affaire ! Place à la femme artiste. Je rêvais de Berlin, de photographie, de carnets de voyage, d’interminables heures de lecture et d’écriture au bord de la mer, de quais de gare, de projets fantastiques, et du cliquetis des cuillères dans des cafés cosy. De journées de travail dans les Highlands, blottie au coin d’une cheminée crépitante, de textes écrits sur un bout de table à Shoreditch, de carnets noircis sur une plage solitaire de Bretagne. Je m’abreuvais d’articles Medium qui parlaient de modes de vie alternatifs, d’intuition, de réconciliation avec son soi profond, du bonheur de choisir sa vie et de vivre de sa passion. Ma quête était devenue moins professionnelle qu’identitaire.

Je disais « quand je serai indépendante » comme on dit « quand je serai grande ». Avec un air de défi, l’envie d’en découdre avec le monde et la conviction que, malgré l’appréhension, le meilleur est à venir. J’étais désormais suffisamment sûre de ma plume pour imaginer avec excitation une vie en forme de montagnes russes, où la peur de la chute décuple le plaisir d’être vivant. Une vie haute en couleur, où chaque victoire provoque une danse de la joie, et chaque compliment est un couronnement. Je voulais que tout soit possible, dérouler le tapis rouge à l’imprévisible et réintroduire du jeu entre des pièces jusque-là trop parfaitement assemblées. Je ne savais pas vraiment encore ce qu’il allait advenir de ce nouvel espace, mais je voulais le savoir là, à ma disposition, prêt à être comblé par un fatras d’idées et de projets, si l’envie m’en prenait.

Me voilà aujourd’hui rédactrice « free-lance ». Une étiquette qui me convient bien, et qui ressemble étrangement à mon prénom. Une structure souple et ferme à la fois qui fait tenir ensemble, étroitement serrées, celles que j’ai été, celles que je voudrais être et celles que je suis. C’est peut-être à cela qu’on reconnaît les meilleures décisions. Au petit supplément de cohérence et d’harmonie qu’elles apportent à la vie.

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