Poser un pied devant l’autre. Ne pas ralentir. Imposer à ses jambes et à son souffle la régularité d’un métronome, et faire taire ses pensées. Observer le paysage, ces grands arbres dont elle ne connaît pas le nom et la brume qui s’accroche délicatement à leur cime. Un paysage de conte de fée. Une forêt qu’elle imagine peuplée d’ogres et de sylphides.
C’est dans cette forêt qu’ils s’étaient enfoncés, la nuit de leur arrivée. Des images resurgissent de cette nuit sans lune et sans sommeil : un ciel zébré par les éclairs, une obscurité sourde et épaisse, la lumière tremblotante de leurs lampes frontales, qui avait dessiné pendant quelques heures les limites de leur horizon. Elle entend à nouveau le profond silence qui régnait dans ce lieu suspendu, le bruit des feuilles et des branchages qui craquaient sous leurs pieds fatigués, et parfois – joie infinie du naufragé qui voit surgir des voiles à l’horizon – des voix. Des voix lumineuses et joyeuses, qui indiquaient des chemins et desserraient pour un moment l’étau oppressant des arbres muets.
Elle sent le chemin devenir plat sous ses pieds, puis soudain plonger. Après une longue et éreintante ascension, il dévale, s’écroule, se jette vers les contrebas. Elle aussi, emportée par la vitesse, ne court plus, elle vole. Ses jambes n’ont qu’à se laisser faire. Il s’agit maintenant de se concentrer sur les aspérités du sol. Ne pas trébucher. Une seconde d’inattention, et c’est la chute, une cheville qui se tord. Les pluies diluviennes de la veille ont tuméfié la terre, qui gonfle et se déchire de toutes parts. Racines, pierres qui roulent, trous, bosses, sillons boueux, flaques… chaque obstacle est repéré et entraîne en une fraction de secondes un imperceptible changement de posture, un léger changement d’inclinaison pour permettre l’atterrissage parfait – un contact solide et sûr du pied avec le sol.
Un peu plus bas brille la surface lisse d’un lac. Elle n’en connaît pas plus le nom que celui des grands arbres. La veille, tôt dans la matinée, ils avaient atteint à bout de souffle l’une de ses plages. Ils avaient tiré à l’eau une petite embarcation et s’étaient éloignés rapidement de la rive dans un grand fracas de coups de rames désordonnés, de cris et d’éclaboussures. Puis le canoë avait pris de la vitesse, et avait filé silencieusement sur l’eau. Leurs voix s’étaient tues et l’on n’avait plus entendu que le clapotis régulier de l’eau noyée dans la brume. Ils avaient parcouru trois kilomètres, bercés par le mouvement inlassable de balancier qu’effectuaient leurs corps, avant d’atteindre l’autre rive. Elle avait alors enfin pu relâcher la tension qui raidissait ses bras et ses poignets gonflés, et libérer sa chair du frottement répété avec le bois mouillé des rames.
Une terre rocailleuse, a remplacé ce matin la surface ondulante de l’eau, mais c’est la même mécanique qui est à l’œuvre. Le même vide dans son esprit, creusé par l’étourdissant manque de sommeil. Le même travail répétitif et épuisant des muscles. Son visage ressemble-t-il à présent à ceux qu’elle a croisés, tout à l’heure, avant d’entamer la dernière étape du relais ? Elle avait lu sur ces visages une souffrance nue qui l’avait profondément bouleversée. C’était un aveu brut, un total oubli de soi et des autres, une détresse primitive. Au milieu de la nature indifférente, chacun luttait pour continuer à réaliser, coûte que coûte, ce geste aussi difficile que dérisoire : poser un pied devant l’autre. Ne pas ralentir. Imposer à ses jambes et à son souffle la régularité d’un métronome, et faire taire ses pensées.
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