Pensées

Les temps modernes

28 mars 2015

Elle referme la porte derrière elle et s’observe dans le miroir en attendant l’ascenseur. Elle se regarde dans les yeux et se réapproprie lentement la conscience de son corps et de ses pensées. Son esprit se recroqueville et célèbre mollement ses retrouvailles avec lui-même. Comme tous les soirs, elle lit dans ses yeux cernés l’écheveau de tâches sans interstices, le défilé harassant d’actions et de décisions qui ont marqué sa journée. Les heures passées à gérer urgence après urgence, sans répit, pour assurer l’enchaînement infini d’actions dans les délais les plus serrés possible. Les centaines de micro-décisions qu’elle a dû prendre rapidement, elle, l’indécise. Les sollicitations, les demandes, la diplomatie, les courbettes faites aux clients parce que les clients payent. Elle fait le compte de tout ce qu’elle n’a pas eu le temps de faire, aujourd’hui encore : prendre rendez-vous chez le médecin, répondre au message de H., aller à la Poste. Pas une minute pour elle, pour sa vie à elle. Comment s’est-elle retrouvée dans ce rôle de sprinteuse et d’hyperactive, elle la coureuse de fond, la lente, la rêveuse ? Comment supporte-t-elle jour après jour ce sac plastique fermé sur son l’esprit, bien serré, qui l’asphyxie jusqu’à la nausée, psychologique et physique ? C’est normal, après tout, tout le monde travaille beaucoup, ici, à Paris… Et il y a aussi les bons moments, ceux où elle se sent appartenir à une belle aventure collective, ceux où elle reçoit des compliments, ceux où elle est fière d’elle-même, heureuse du devoir accompli. Ceux qui lui redonnent de l’espoir et la force de continuer, jusqu’à ce que le corset de métal froid se resserre à nouveau autour d’elle, la comprime et lui fasse à nouveau maudire sa servitude volontaire.

    Leave a Reply